Lettre ouverte aux conseillers départementaux d’Ille-et-Vilaine

Le 14 mars 2018

Monsieur le Président, Madame la Conseillère départementale, Monsieur le Conseiller départemental,

Vous allez prochainement devoir vous prononcer en toute rigueur sur le projet de budget 2018 du Département d’Ille-et-Vilaine, qui nous est présenté comme étant très contraint.

Sachez que je ne me fais guère d’illusions et que je serais comblé si parmi les 54 membres du Conseil, 2 ou 3 seulement avaient l’amabilité de lire cette longue contribution citoyenne jusqu’au bout ou/et si 1 ou 2 membre(s) de l’assemblée étaient susceptibles d’intervenir (dans un sens ou dans un autre : je ne suis pas sectaire) à propos de la monnaie complémentaire à vocation résolument départementale dont l’expérimentation a été décidée par le Conseil général le 14 février 2013.

Une chose est certaine : si vous avez aimé la « phase d’expérimentation » des coupons de galléco ces 5 dernières années, vous risquez d’adorer la « phase d’amorçage » du galléco numérique durant les 5 suivantes.

Vous n’ignorez pas en effet que depuis 5 ans, le Département d’Ille-et-Vilaine a consenti – tout bien compris, preuves à disposition – de l’ordre de 500.000 euros à cette expérimentation, et qu’il a en particulier attribué à l’association Galléco une subvention de fonctionnement annuelle, qui s’est élevée par exemple ces deux dernières années :

  • à 83.000 euros, en 2016
  • à 40.000 + 20.000 = 60.000 euros, en 2017

Parallèlement, il a en outre financé :

  • le 9 mai 2016, une « mission d’évaluation avec propositions de la monnaie locale complémentaire Galléco » pour un montant de : 14.980 euros TTC
  • le 27 février 2017, une « mission d’animation de la démarche de transition vers un nouveau projet pour la monnaie locale complémentaire Galléco» pour un montant de : 3.840 euros TTC

A ce stade, le Département a rapidement cherché à intégrer dans la démarche l’ensemble des monnaies locales bretonnes, qui ont été réunies pour la première fois au mois de juin à l’effet d’exprimer leurs attentes.

S’en est suivi, sur divers financements publics et sans qu’il soit possible d’identifier la contribution effective de la collectivité qui s’en défend, le déclenchement dans le courant de l’été 2017 d’une « étude de la faisabilité de la mutation du Galléco » (numérisation de la monnaie, modèle économique, gouvernance) auprès de la société Sonao, filiale du Crédit Municipal de Nantes, pour un montant de : 18.120 euros TTC.

Attendu pour le mois de décembre, le rapport final, intitulé en définitive « Mission pour le passage au numérique des monnaies locales bretonnes », vient d’être actualisé fin février et remis ce 2 mars 2018.

Le moins que l’on puisse dire est qu’il donne à réfléchir :

  1. En dehors de l’Héol, qui est la monnaie locale de Brest, toutes les autres monnaies locales, « représentées par le Galais au dernier comité de pilotage … ont fait part de leur constat qu’un projet de ce type ne correspondait pas à leur vision et à leur capacité économique à ce jour »
  2. En termes de gouvernance, la recommandation est de commencer par la mise en place d’un comité de pilotage collectif, assortie de la précision qu’ « un poste au conseil d’administration de la SONAO par un représentant du collectif est tout-à-fait possible pour apporter toutes les garanties »… ce qui ne peut que laisser rêveur puisque cette filiale du Crédit Municipal de Nantes a été liquidée fin 2017 après avoir dilapidé en moins de 3 ans les ¾ de son capital social qui avait été porté à 2 millions d’euros
  3. Parmi diverses solutions, il est préconisé que l’association Galléco soit l’émettrice du galléco sous sa propre responsabilité, en ayant recours pour sa numérisation à la plateforme informatique SoMoney gérée par le Crédit Municipal de Nantes, « en mode SaaS » c’est-à-dire sur la base d’un abonnement annuel à un service distant pour un prix compris entre 15 et 20.000 euros par an, « non compris d’éventuels développements complémentaires » pourtant manifestement indispensables puisque simultanément déclarés comme étant nécessaires à la recherche du financement
  4. Le Crédit municipal de Nantes ayant lui-même pour incontournable partenaire un « intermédiaire en services de paiement », l’association Galléco serait obligatoirement conduite à passer au surplus, et en direct avec la société « Lemon Way » domiciliée à Montreuil, un contrat de « vente à distance » (qui peut faire sourire quand on affiche l’objectif de promouvoir le commerce de proximité) pour fixer en particulier le montant des commissions perçues sur chaque transaction par ladite société (les tarifs publics applicables aux cartes bancaires sont actuellement de : 0,20 euro + 1,60 %)
  5. La société « Lemon Way », qui a été créée il y a une dizaine d’années, s’est illustrée ces derniers temps en partant à la conquête de l’Afrique, où elle était déjà présente depuis 2014 au Mali et où elle vise à présent 20 millions de comptes, au moment même où l’ACPR (l’Autorité de contrôle Prudentiel et de Résolution, surnommée « le gendarme des banques et des assurances ») a engagé à son encontre une procédure qui a débouché le 30 mars 2017 sur un blâme et une amende de 80.000 euros pour des failles dans la mise en œuvre des normes de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme
  6. La solution de numérisation dégagée, qui – en l’état préconisé – n’autoriserait aucune interopérabilité entre les monnaies numériques bretonnes et ne permettrait pas non plus une interopérabilité entre le galléco papier et le galléco numérique, créerait de fait deux moyens de paiement distincts portant le même nom sans pouvoir offrir une passerelle directe entre les deux gallécos
  7. Le Crédit Municipal de Nantes estime qu’au-delà des tâches habituelles de l’association, la mise en œuvre de la numérisation nécessite « la stabilisation d’un poste au minimum » garantissant la professionnalisation de l’émetteur de la monnaie, et sur la base d’hypothèses extrêmement optimistes qui devront bien évidemment être revues, évalue le budget « d’amorçage» du dispositif complémentaire à l’existant à 200.000 euros minimum sur 5 ans, qui seraient aux ¾ attendus de financements publics (142.000 euros)
  8. Le premier financeur espéré pour la numérisation de cette monnaie locale est… l’Union Européenne, via le FEDER (le Fonds européen de développement économique régional), en postulant que le Conseil régional qui le gère mais qui n’est pas favorable à l’accompagnement d’une monnaie numérique de portée régionale, ne soit pas défavorable à un financement du développement des monnaies locales via la sous-enveloppe dite des « ITI FEDER » (Investissements territoriaux intégrés) qu’elle peut déléguer si elle le souhaite à l’échelon métropolitain
  9. Encore faudrait-il, pour être recevable, que la candidature porte très précisément sur l’accompagnement d’une véritable innovation numérique qui dépasse clairement la simple numérisation d’un moyen de paiement, aujourd’hui devenue particulièrement banale, et il est donc proposé aux intéressés d’engager sa « co-construction » dans le courant de l’année 2018… tout restant à imaginer et rien ne pouvant être décidé avant la fin de l’année
  10. Le 13 février dernier, en réunion concernant ce possible appel au FEDER, le représentant de l’association Galléco a montré « à quel point la question administrative de la gestion de ces fonds est jugé trop lourde pour l’association », à ce point même que – sans aller jusqu’à considérer ce que seraient les tâches nouvelles de gestion du galléco numérique dans l’hypothèse de son adoption effective – « la question du portage de la candidature reste entière »
  11. Pour ne pas alourdir davantage cette contribution, je n’évoque pas ici les autres financements attendus, comme celui qui viendrait d’un curieux, nébuleux, hasardeux, voire périlleux « retour » (?) de ressources actuellement peu utilisées mais qui seraient susceptibles d’être mobilisées pour la formation professionnelle notamment des personnels des commerces dits de proximité, ou encore comme l’illusoire financement qui émanerait du mécénat quand on connaît les règles qui président à la reconnaissance de ce qui est juridiquement « l’intérêt général »
  12. Ah, j’allais oublier… Mais comptez sur moi pour veiller à la question du territoire de circulation de la monnaie… tant il est vrai qu’il doit impérativement être circonscrit, ce qui signifie, comme cela est rappelé dans la note juridique relative au déploiement de l’offre SoMoney qui a été établie par Maître Hervé Pillard dans le cadre de l’étude, « qu’en cas d’extension continue du territoire de circulation ou au cas où les règles d’agrément ne respecteraient pas strictement le territoire défini (comme la possibilité d’agréer des prestataires en dehors du territoire à titre exceptionnel) l’ACPR pourrait considérer que le réseau n’est pas limité », ce qui est susceptible de totalement remettre en cause le projet.

Non, décidément…

En ce qui me concerne, je persiste à penser que le galléco est malheureusement un gouffre d’énergie citoyenne puisque l’on peut beaucoup plus efficacement poursuivre les mêmes objectifs par d’autres chemins, en même temps qu’un gouffre d’argent public puisqu’il est à ce jour et qu’il pourrait rester longtemps encore essentiellement financé par les contribuables, parfois même au prétexte d’une assez impalpable innovation sociale dont la valeur ajoutée reste à mes yeux très hypothétique.

Les ressources départementales qui y sont consacrées ne seraient-elles pas plus utiles, en définitive, au financement de la dépendance ou de la citoyenneté, par exemple ?…

En toutes hypothèses, je vous prie de croire en toute ma considération.

Patrick Jéhannin

Pour aller beaucoup plus loin : télécharger le document rassemblant toutes mes contributions à l’évaluation du galléco (14 Mo)

12 commentaires

  • Pour mémoire, fin juin 2016, le cabinet Auxilia chargé par le Conseil départemental de l’évaluation de l’expérimentation du galléco, indiquait que : « développer le galléco en numérique » n’arrivait qu’au 4ème rang des priorités des citoyens et au 6ème rang des priorités des professionnels.

  • Michel Deshayes

    La charge est accablante, et si les financements publics perdurent, on ne pourra pas dire le moment venu qu’on ne savait pas.

  • Je suis persuadé que la numérisation est pour beaucoup dans l’échec radical de la SoNantes. Les expériences de monnaies locales ont à mon avis trois atouts possibles :

    -> le militantisme, quand elles sont animées par une équipe qui « y croit », le problème étant que les militants sont en général des marginaux incapables de créer une contre-société de taille suffisante
    -> le sentiment identitaire, quand utiliser une monnaie revient à brandir un drapeau, d’où le relatif succès de l’eusko dans le Pays basque
    -> l’anecdote touristique, quand les billets représentatifs sont suffisamment jolis pour que les visiteurs en emportent en souvenir.

    Bien entendu, l’utilisation touristique a de quoi agacer les militants. Pourtant, elle permet de garder l’espoir en suscitant l’émission de billets, même s’ils ne sont pas réellement utilisés. Financièrement, c’est aussi une bonne affaire qui revient à vendre un morceau de papier pour le prix qui y est inscrit. Se priver d’emblée de cet argument me paraît suicidaire.

    Il est curieux que votre conseil départemental puisse espérer quoi que ce soit d’une formule qui a si massivement échoué à Nantes…

    https://lameformeduneville.blogspot.fr/search?q=sonantes

    • Béatrice SCULIER

      La numérisation est une absurdité. Le coût environnemental et social du numérique est énorme et les MLC pour la plupart sont orientées vers le respect de l’environnement (pour douteux que ce soit ce terme). A Lorient, nous avons fait le choix de la monnaie papier.

      Les monnaies locales ont trois atouts possibles :

      * Le militantisme. Les personnes qui les animent sont généralement bien ancrées dans leur territoire et le connaissent. La plupart participent à des associations, à des collectifs, sont engagé.e.s dans des activités qui visent à développer leur lieu de vie. Ont parfois des responsabilités locales. Ilelles sont généralement lucides et savent que le but d’une monnaie locale n’est pas de créer une contre-société (terme fourre-tout et prétentieux) mais de participer à une réappropriation de la monnaie. Bref, des personnes concrètes et modestes.

      * Aimer le lieu où l’on vit et le valoriser, c’est l’ouvrir aux autres. Tel est le but des MLC qui d’ailleurs échangent largement entre elles leurs expériences et n’ont rien de fermé.

      * Enfin, il y a toujours eu des monnaies locales, partout. La monnaie unique est un phénomène récent, lié au développement du capitalisme et à la volonté d’uniformisation de la mondialisation. Il existe de bons livres expliquant l’histoire des monnaies. N’hésitez pas à vous renseigner afin d’approfondir et de nourrir votre réflexion.

      Bon courage.

  • Je vous remercie de votre contribution.

    Bien que je n’aie pas l’impression de trop manquer de bases, puisque j’ai bénéficié d’une formation universitaire initiale en sciences économiques (option aménagement du territoire) et que je peux tirer quelques enseignements de mon expérience professionnelle de directeur des affaires financières d’une importante institution publique, je me suis inscrit au MOOC « Monnaies complémentaires, un nouvel outil au service des territoires » .

    On gagne en effet toujours à se renseigner davantage pour approfondir sa réflexion.

    • Béatrice SCULIER

      Ce n’est pas à vous que je répondais… mais à Monsieur Jelure qui ne semblait pas connaître grand chose aux monnaies locales… Je communiquerai votre document aux membres de Blé noir, l’association qui anime le Segal.
      Et vous avez raison, on gagne toujours à se renseigner davantage, de tous les côtés;

      • Je ne sais pas si vous disposez du rapport final et de ses annexes qui ont été produits le 2 mars par le Crédit Municipal de Nantes, mais s’il vous fait défaut je peux très volontiers vous le communiquer.

        Ce que je sais, c’est que le Galais – qui représentait les autres monnaies locales lors de la dernière réunion de mise au point à la mi-février – n’en disposait pas le 15 mars alors que moi qui ne milite pour aucune monnaie locale, j’en disposais depuis le 12.

        Considérant que toutes les monnaies locales étaient censées participer au financement de l’étude à la hauteur de leurs possibilités, je n’ai pas trouvé les modalités de diffusion très élégantes.

        Je n’ai pas trouvé très élégant non plus que le timbre des monnaies autres que l’Héol et le Galléco ait au dernier moment disparu de la couverture du rapport définitif.

  • Force est de constater qu’il y a presqu’autant d’approches des monnaies locales qu’il y a de monnaies locales… mais je discerne dans vos propos une certaine convergence avec ce que vient de m’écrire un responsable d’une autre monnaie locale bretonne :

    « notre objet est de faire avancer la démocratie et la participation citoyenne en nous réappropriant la monnaie qui nous a été confisquée par les tenants de la finance. Il ne s’agit pas premièrement de stimuler l’économie locale bien que ce soit un résultat que nous accompagnons, bien entendu, et constatons dans notre démarche. C’est sans doute là l’écart factuel qui aura clivé nos approches avec celles des MLC de Métropoles. »

    En ce qui me concerne, je ne pense pas que la démarche d’appropriation de monnaies locales puisse utilement et surtout efficacement faire avancer la démocratie et la participation citoyenne dans le domaine de la finance.

    Il s’agit plutôt pour moi d’un détournement et en définitive d’un regrettable gaspillage d’énergie citoyenne et d’argent public.

  • Le 16 mars 2018 à 13:51, sophie.guyon@ille-et-vilaine.fr (conseillère départementale) m’a écrit :

    Je vous ai lu.

    SG

    Voici ma réponse, dont j’ai adressé copie à l’ensemble des conseillers départementaux :

    Bonjour Madame,

    Je vous remercie très sincèrement.

    Il ne reste plus qu’à savoir à quoi ça sert… 😉

    Dans l’attente, soyez assurée de ma considération la plus citoyenne.

    patrick.jehannin@gmail.com

  • J’ai appris hier que l’Héol (la monnaie locale de Brest), qui pouvait paraître la dernière alliée du Galléco dans cette chimérique entreprise de mutualisation d’une plateforme de numérisation des monnaies locales bretonnes, avait décidé en assemblée générale du 9 février (sans même attendre la remise du rapport final de la mission confiée au Crédit Municipal de Nantes) de tester dès ce printemps une autre solution que la solution SoMoney.

    Je comprends que les (de plus en plus rares) animateurs de l’association Galléco n’osent même pas parler de tout cela aux (quelques) adhérents qui pourraient s’intéresser à la question !…

Tous commentaires ici bienvenus de la part des personnes assumant leur identité